Coworking (1/2) – Quels enjeux pour les collectivités locales ? 5


J’ai récemment pu soutenir mon mémoire de fin d’études, dont le questionnement central était les enjeux et moyens de développement des espaces de coworking pour les collectivités locales.

Stagiaire, puis coworker au sein de l’espace de La Poudrière à Nancy, j’ai été particulièrement sensible à la problématique du positionnement des collectivités territoriales vis-à-vis de ces espaces. Aussi, à défaut d’en diffuser l’entièreté de la réflexion, je me propose d’en résumer et discuter ici (en deux articles distincts) les grandes lignes et grandes notions.

De quoi parle-t-on ?

De coworking. Littéralement « collaboration », ce terme anglais désigne une organisation du travail qui repose sur le partage d’un espace de travail par différents entrepreneurs indépendants. Il a d’ailleurs été francisée en cotravail. La notion a émergé au début des années 2000 auprès des travailleurs indépendants du web aux Etats-Unis et en Europe du Nord. On date l’ouverture du premier espace de coworking à 2006, à Philadelphie, avec la création d’Indy Hall par une communauté de programmeurs informatiques.

Depuis le principe a largement essaimé à travers le monde et a contaminé d’autres domaines. Au point de voir le phénomène exploser en quelques années. Ainsi, en octobre 2012, en Europe, près de 900 de ces espaces ont été déclarés 1. Ces différents lieux partagent des valeurs communes, énoncées par les précurseurs, disposent de revues spécialisées, se rassemblent régulièrement lors d’événements d’ampleurs internationales et tendent désormais à se structurer en réseaux nationaux et internationaux.

Qu’est-ce qui caractérise un espace de coworking ?

En se rattachant aux écrits relatifs au coworking et notamment ceux produits par le projet « Movilab », il est possible d’identifier trois composantes principales de tels espaces :

  • Un espace de travail ouvert.

Ce dernier doit être organisé de manière à créer un environnement propice aux interactions tout en préservant une ambiance de travail. Un tel lieu est décomposé en plusieurs espaces, soit ouverts utiles au travail de groupe et d’espaces, soit plus confinés favorisant la concentration des entrepreneurs. La Poudrière à Nancy n’échappe pas à la règle.

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C’est cette ambivalence qui constitue un des aspects phares des espaces de coworking. La coexistence de ces deux types d’espaces au sein d’un même lieu reflète l’enjeu principal : celui de faire cohabiter les fonctions de travail et de socialisation des usagers. C’est cette coexistence, marquée spatialement qui fait appartenir les espaces de coworking à la catégorie des « tiers-lieux »,  tels que définis par Ray Oldenburg dans son livre The Great Good Place 2  Ainsi, un espace de coworking répond généralement aux 8 caractéristiques des tiers-lieux définies par cet auteur :

  1. Neutral Ground ( Terrain neutre, sans obligation de présence des usagers / occupants qui peuvent venir à loisir),
  2. Leveler ( Egalitaire, mettant chaque individu sur un pied d’égalité indistinctement à sa position sociale),
  3. Conversation is Main Activity ( Conversation en tant que principale activité, il n’est pas nécessaire qu’elle soit la seule activité, mais la conversation et les échanges doivent prédominer ),
  4. Accessibility and Accommodation ( Accessible et équipée conformément à l’usage de ses usagers ),
  5. The Regulars (Les Piliers, un tiers lieu doit avoir un certain nombre d’usagers réguliers animant le lieu),
  6. A Low Profile ( Profile bas, un tiers lieu est décoré sans extravagance ni clinquant, il s’agit d’un lieu cosy propre à ce que chacun se sente « comme à la maison »),
  7. The Mood is Playful (L’atmosphère y est gaie, sans tension, ni hostilité ),
  8. A Home Away From Home (Une maison loin de chez soi, les usagers d’un tiers-lieu s’y sentent généralement comme chez eux, en partie enraciné, y passer du temps leur est bénéfique.).
  • Une communauté d’acteurs.

Celle-ci se forme pour diverses raisons, mais elle regroupe généralement des usagers (coworkers) dans des domaines d’activités et des statuts variés, qu’ils soient salariés en télétravail ou entrepreneurs. Habituellement l’on distingue les « permanents », des « nomades ». Les premiers respectent globalement des horaires de travail classiques, plusieurs jours par semaines. Les autres font un usage plus occasionnel de l’espace, venant avec leurs ordinateurs portables quelques heures par jour ou quelques jours par semaine. Certains espaces se spécialisent dans un secteur ou un type d’utilisateurs (ex : La Ruche à Paris accueille les professionnels de l’entrepreneuriat social et de l’économie sociale et solidaire), d’autres privilégient une plus grande hétérogénéité des coworkers.

Sur un plan légal, ces communautés s’organisent et se structurent diversement, les associations et sociétés coopératives semblent les plus répandues afin de favoriser l’horizontalité des relations entre les membres.

  • Un processus d’animation.

En effet, l’esprit de collaboration, de mise en réseau et d’émulation n’est pas quelque chose de spontané et de nécessairement pérenne au sein d’une communauté. Il s’agit de quelque chose qui doit être suscité et entretenu. C’est pourquoi une animation, assurée par une personne ou une équipe (bénévole ou salariée) est souvent nécessaire pour susciter les échanges. Qu’ils se voient donné le titre de « jardinier » ou de « concierge » la fonction de ces personnes est essentiellement la même : assurer la gestion de l’espace, le rendre vivant, susciter (et parfois réguler) les échanges.

Les animations mises en place favorisent les interactions, la spontanéité et font ressortir en quelque sorte « l’âme » du lieu et de la communauté. Elles sont souvent inspirées des techniques de « forum ouverts » (BarCamp, MeetUp…). Il s’agit en quelque sorte de cultiver quotidiennement la raison d’être du lieu et de la faire se développer au fur et à mesure que se tissent des liens entre les membres. Les tenants du Coworking Ouvert, ou Open Coworking, se rattachent pour cela à 5 valeurs centrales. Ce sont la Communauté, l’Ouverture, l’Accessibilité, la Durabilité et la Coopération. C’est dans cet état esprit que les espaces sont crées et animés. Les billets écrits en France par Mutinerie et William van den Broek, permettent d’en saisir le sens, je vous renvois donc à leur lecture.

Qu’est-ce qui s’y passe ?

Au delà de cette définition des espaces de coworking, comment peut-on définir ce qu’on y fait ? Ce qu’il s’y passe ?

Bénédicte Vidaillet, maitre de conférence à l’IAE de Lille, consacre actuellement ses recherches sur les espaces de coworking. Il ressort de ses observations que trois dimensions principales caractérisent ces espaces :

  • La dimension « Work » : ce sont d’abord des lieux de travail,
  • La dimension « Co » : ils permettent la socialisation, l’émergence d’une identité commune et d’une communauté,
  • La dimension « Ing » : ils favorisent la mise en place d’un processus d’apprentissage, d’expérimentation, de transformation y compris sociale et politique,

Il apparait donc que ces lieux ont pour particularité d’hybrider plusieurs dimension, répondant aux différents besoins des coworkers. Ces dimensions sont présentes à des degrés divers dans chaque espace. Le coworking réintroduit autour du travail des dimensions que les autres types d’organisation du travail avaient eu tendance à gommer : la socialisation et l’expérimentation. C’est ce qui est à l’origine de la complexité et de la richesse de ces espaces. En entremêlant le travail avec l’émergence d’une communauté et la mise en place de processus d’apprentissage et d’expérimentation, ces espaces se révèlent en effet particulièrement favorables à l’innovation et au développement économique.

Quels intérêts ont ces espaces ?

Des bénéfices individuels…

Au niveau individuel on constate que ces lieux ont de nombreux bénéfices déclarés, que l’on peut aussi observer de façon empirique. Ils permettent aux coworkers freelance d’adopter (ou retrouver) un rythme de vie plus classique qu’en situation de travail à domicile. Ils favorisent la sociabilisation des gens et d’ainsi limiter le stress lié à l’entrepreneuriat « isolé ». La formation par les pairs, l’échange et la confiance en soi semblent également impacter positivement le chiffre d’affaire des membres d’un espace, de même qu’ils permettent la maturation des idées et projets de chacun, qu’ils soient professionnels ou personnels.

…et collectifs

Au niveau collectif, le coworking présente également de nombreux intérêts : il favorise la fixation, même temporaire, sur un territoire de travailleurs dits « nomades ». En étant des espaces d’accueil de télétravailleurs le coworking participe à la réduction des contraintes sur les transports 3. La présence sur un territoire d’un espace de coworking peut être un élément de marketing territorial, démonstrateur d’un certain dynamisme et d’un accueil favorable de l’entrepreneuriat. Ces lieux, du ressort des « Tiers lieux » sont également des espaces d’animation et de liens sociaux à l’instar des MJC.

L’argument qui me semble cependant le plus intéressant est au niveau économique, ces espaces constituent des incubateurs et réacteurs d’innovation. Ils semblent participer dans le domaine du numérique, au « terrain intermédiaire » (« middleground ») définit par David Grandadam, Patrick Cohendet et Laurent Simon. 4 et qui apparait comme favorable à l’idéation et à la créativité. Dans leurs ouvrages, les auteurs se sont penchés sur l’écologie et l’anatomie des villes créatives, notamment avec l’exemple de Montréal, capitale canadienne de l’entertainment avec pour figures de proue le cirque du Soleil et Ubisoft. Ils ont cherché à identifier les dynamiques d’innovation et en ressortent que les regroupements d’entreprises d’un même secteur (les fameux « clusters »), souvent présentés  comme étant les « lieux » de l’innovation au sein d’une ville, cachent en réalité une dynamique et un eco-système bien plus complexes.

En effet, pour eux l’innovation se crée dans les échanges entre institutions, au niveau supérieur (« upperground » : firmes, industries) et individus créatifs, au niveau inférieur (« underground »). Ces échanges se réalisent par l’intermédiaire de lieux physiques (« places » en anglais) et d’espaces immatériels (« spaces ») où se rencontrent un ensemble de communautés et de collectifs. C’est ce que les auteurs appellent le terrain intermédiaire ou « middleground ». « Le terrain intermédiaire constitue le lieu indispensable où la spontanéité prend forme et est progressivement structurée afin d’être interprétée et comprise par les forces du marché. Il joue donc un rôle crucial dans les dynamiques d’une ville créative en permettant de mélanger efficacement l’informel et le formel, l’underground et l’upperground. Dans ce niveau intermédiaire, les communautés de spécialistes et de passionnés […] sont les principales sources de créativité. 5 »

C’est le middleground et ses communautés qui sont les terrains d’émergence et de révélation de la créativité underground via notamment des évènements et des projets. Charge ensuite à l’upperground de s’en saisir et de la commercialiser.

En tant que tiers-lieux, les espaces de coworking correspondent parfaitement aux « lieux » propres au middleground. Cohendet les définit ainsi : « royaumes du proche, de l’intime et des relations interdépendantes», ce qui n’est pas sans rappeler certaines caractéristiques précédemment citées.

Aussi, à l’instar des petits bars ou cafés-théâtres mettant en valeurs des créations et artistes émergents, pouvant être par la suite produits dans des « maisons de disques », les espaces de coworking identifient et révèlent l’underground en matières économique et sociale. Ces lieux et leurs communautés sont vecteurs d’innovation et de créativité et génèrent des externalités positives pour la collectivité au sens large, sous formes de nouvelles idées, nouveaux concepts ou compétences. Une fois ces idées « raffinées », les structures organisées de l’upperground peuvent s’en saisir. Cela a pour ces dernières plusieurs intérêts dans l’exploitation d’un nouveau marché déjà exploré par les strates inférieures : la possibilité de nouer de nouveaux partenariats avec leurs créateurs, éviter des coûts de Recherche et Développement et limiter leur prise de risque. Inversement, les acteurs révélés bénéficient de l’audience et de la mise en lumière que peuvent procurer les acteurs de l’upperground.

M’inspirant de l’analyse de Cohendet, j’ai tenté de représenter par un schéma la Poudrière dans le processus d’innovation et dans l’anatomie de Nancy en tant que « ville créative ».

Schéma de l'éco-système d'innovation entourant la Poudrière à Nancy. Inspiré par les analyses de Cohendet.

Schéma de l’éco-système d’innovation entourant la Poudrière à Nancy, inspiré par les analyses de Cohendet. Copyright : Charles Thomassin.

Sur ce schéma, la Poudrière constitue un des lieux du middleground nancéien, permettant l’expression de l’underground local et son saisissement par l’upperground que sont les structures et institutions localement bien établies. Les événements ou projets tels que le StartUp WeekEnd permettent à toutes les strates de se rencontrer, de dialoguer et d’innover, tandis que d’autres évènements, plus récurrents et de plus petite envergure, permettent aux communautés (et notamment à celles de la Poudrière) la création de « codes » communs issus de l’underground.

Comme le dit Cohendet « ces lieux et espaces sont fondamentaux dans la définition du niveau de qualité du middleground : ils l’enrichissent et stimulent sa capacité à relier les différents acteurs de la création. En d’autres termes, ce qui est essentiel à l’efficacité d’un processus de création, est que la ville créative soit équipée d’un nombre de lieux et d’espaces permettant la production et la diffusion d’un savoir (exploitable) au travers des différentes strates du milieu local. ».

Il en ressort que les espaces de coworking sont et peuvent être des maillons essentiels de l’innovation et de la création d’activités sur un territoire. L’économie tertiaire est de plus en plus tournée vers l’innovation, faisant place à une « économie de la connaissance ». C’est pourquoi, aujourd’hui, de nombreuses villes et de nombreux territoires tendent à faire valoir et promouvoir un certain capital créatif. A l’horizon de ce changement de paradigme économique et de la notion même de production, il me semble qu’un territoire urbain qui serait dépourvu de tiers-lieux et notamment d’espaces de coworking, ne pourrait que difficilement s’insérer durablement dans cette nouvelle économie de la connaissance.

La question se pose alors de savoir comment les collectivités locales peuvent favoriser l’émergence et le développement de tels lieux ?

Patience, la question est traitée cet autre billet de blog.

  1. Selon la 3ème étude annuelle menée par Deskmag, un magazine spécialisé
  2. Oldenburg, R. (1989). The Great Good Place: Cafes, Coffee Shops, Community Centers, Beauty Parlors, General Stores, Bars, Hangouts, and How They Get You Through the Day. New York : Paragon House.
  3. Selon les premiers résultats de l’étude « Quel bureau demain » menée par LBMG Worklabs et la Fondation Michel Serre
  4.  Grandadam, D. Cohendet, P,. Simon, L. (2013). Places, Spaces and the Dynamics of Creativity : The Video Game Industry in Montreal, Regional Studies, Vol. 47, Iss. 10 et Cohendet P., Granddadam D., Simon L., (2010). The anatomy of the creative cities, Industry and Innovation, 17, p91-111.
  5.  Traduction personnelle depuis l’anglais de deux extraits de Grandadam, D. Cohendet, P,. Simon, L. (2013). Places, Spaces and the Dynamics of Creativity : The Video Game Industry in Montreal, Regional Studies, Vol. 47, Iss. 10 

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5 commentaires sur “Coworking (1/2) – Quels enjeux pour les collectivités locales ?

  • MADUAMA NSAKALA TRESOR

    Bonjour M Thomassin, je suis M Maduma Nsakala trésor, étudiant en master 2 développement territorial et nouvelle ruralité à l’institut d’Auvergne pour le développement des territoires à Clermont-Ferrand . je travaille sur les espaces de coworking sur Clermont;et je l’avoue pour l’instant, à ma connaissance, aucun travail n’a été fait dans ce sens. au cours de mes recherche, je suis tombé sur votre blog: vos deux articles sur les espaces de coworking me semble très intéressants de par leur clarté. cependant, à mon humble avis, ils mettent plus en valeur ce qu’est un espace de coworking plutôt que les enjeux qui découlent de ce dernier pour un territoire ou une collectivité locale. Pour une meilleurs compréhension de ce que sont les dynamiques ou enjeux pour le territoire ou collectivité local en lien avec les espaces de coworking, je me permets de vous demander de consulter votre travail de fin d’études.
    cordialement.
    PS: je reste ouvert à toute discussion sur le dit sujet.

    • admin Auteur de l’article

      Bonjour M. Maduma Nsakala,

      Il s’agissait d’un travail plutôt exploratoire à l’époque, qui abordait les enjeux (notamment pour le second article), sans pour autant avoir le loisir de les approfondir : réalité et amplitude des mécanismes d’innovation, retombées économiques réelles, économies et inclusion dans la chaîne de création d’entreprises…tous ces domaines restent à creuser !

      Je vous envois par mail de quoi accéder à mon mémoire in-extenso mais aussi les contacts de Matthieu, un autre étudiant ayant peut-être des éléments à donner sur le sujet.

      Bien à vous,

  • Jess

    Bonjour,

    Je suis actuellement en M1 de communication et dans le cadre d’un dossier de spécialisation je traite de l’influence des espaces de coworking sur le développement territorial. Serait-il possible d’avoir accès à ton mémoire pour jeter un oeil aux références bibliographiques qui t’ont aidé à travailler sur le sujet?

    Bien à toi

      • TORRES

        Bonjour Monsieur Thomassin,
        Étudiante en Master 2 Marketing et Communication Public, je rédigé actuellement à un mémoire autour de la problématique « Tiers-lieux de travail : quelles contributions à l’attractivité des territoires? ».
        La lecture de vos deux articles m’a apporté un certain nombre d’informations et j’aurais aimé savoir s’il serait possible de consulter votre mémoire.
        En vous remerciant par avance,
        Mariane TORRES